Se confiner en Éden ?

Pour Fr. Nicolas-Jean Porret
Pour Fr. Gilles Danroc

Récemment, le curé de la paroisse des dominicains de Toulouse s’est morfondu de l’inflexion prise par leur vocation : « Nous, frères dominicains, nous retrouvons dans une vie qui ressemble à celle des chartreux… sans pourtant cet appel ».

Toulouse est assez familière de cette confusion entre « dominicains » et « chartreux », comme le chaland pouvait l’observer, il y a quelques années devant une toile exposée dans une galerie de la rue Pharaon.

Pourtant, l’habit n’est pas identique dans les deux Ordres et le confinement actuel des dominicains préserve plus de temps de vie commune, liturgique et domestique, que chez les chartreux.

Mais, ce n’est pas la première fois que l’Ordre utilise une comparaison audacieuse et lorgne du côté de l’érémitisme pour dépeindre la vie de l’un des siens.

En 1670-1679, Bernard de Vienne, prêtre du Tiers Ordre fit représenter le « défenseur des Indiens », Bartolomé de Las Casas (1484-1566), d’une bien étrange manière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le religieux apparaît dans un décor presque édénique dans lequel deux indigènes se promènent en harmonie avec les bêtes sauvages, pendant que deux licornes traversent d’un pas tranquille l’arrière-plan. Par sa naïveté, l’image prête à sourire mais elle révèle que dans l’imaginaire européen du dernier quart du XVIIe siècle, ici parisien, le Nouveau Monde reste encore terra incognita ou tout au moins un univers méconnu et intriguant. Les relations de la découverte du nouveau continent n’ont pourtant pas manqué. Elles sont néanmoins demeurées insuffisantes pour ancrer dans les esprits une juste appréciation géographique et ethnographique. Le texte de l’Année dominicaine qui accompagne l’image ne la décrit pas. Il résume la vie et l’apostolat de Bartolomé de Las Casas auprès des « Indiens ». L’image qui pouvait être achetée indépendamment du livre est donc à envisager pour elle-même. Au premier plan, Bartolomé de Las Casas est assis, dans la paisible attitude de repos de celui qui, ayant bien œuvré, peut s’octroyer un sabbat, se réjouir de son œuvre qu’il bénit encore des deux doigts levés de la main droite. L’association des deux plans, le religieux bénissant et le duo en harmonie avec le monde animal en arrière-plan, renvoie immédiatement à d’autres images : celles du sixième jour de la Création quand Dieu tire Ève du côté d’Adam après avoir confié au premier homme la mission hautement symbolique de la nomination des animaux, de donner un nom à ce qui n’en a pas. « Et le nom qu’Adam donna à chacun des animaux est son nom véritable ». Or, les images de la Création ont très souvent rendu la licorne présente aux deux exercices de la création et de la nomination ; elle est acteur et témoin privilégié des origines. La conjonction de ces éléments dans l’image figurant Bartolomé de Las Casas expose tout autant un postulat qu’une question : les êtres humains rencontrés par le religieux étaient-ils beaux et bons ? Appartenaient-ils, eux qui ne descendaient d’aucun des fils de Noé, à un Éden préservé ? La lutte menée par Bartolomé de Las Casas et le message véhiculé par ses écrits semblent, dans cette image populaire produite au sein de son Ordre, se rétrécir à la question primordiale, celle des origines des Sauvages. L’image situe les « sauvages » dans « un commencement » judéo-chrétien que l’on croyait bien cerné mais qui, telle la licorne, échappe à celui qui veut s’en saisir.

En dépit de ces analyses cohérentes et reposant sur la culture du XVIIe siècle telle qu’elle se lit dans les récits des missionnaires dominicains, l’image de Las Casas m’est longtemps demeurée comme inadaptée, résultat d’un emprunt qui m’échappait.

Mais un tweet du 12 mars 2020 de mon amie Evelyne Verheggen, chercheuse néerlandaise, me mit sous les yeux une image de l’ermite saint Macaire d’Alexandrie, éditée par Claes Jansz. Visscher (1587-1652).

 

 

 

 

 

Il devenait évident que le dominicain Bernard de Vienne s’était tourné vers les anachorètes pour faire graver par l’atelier parisien Landry une représentation de Las Casas !
Voulait-il rappeler les liens de Las Casas avec les ermites de Saint-Jérôme ou se laissait-il guider par un autre imaginaire, celui de ces terres lointaines du continent américain, à lui inaccessibles ?

Aux dominicains toulousains, je souhaite une nouvelle fécondité apostolique en ce confinement qui n’est ni celui de saint Macaire, ni celui des chartreux.
Et s’ils voient passer dans leur jardin édénique une licorne (celle que leurs ancêtres disent avoir cherché au Nouveau Monde[1]), qu’ils me le fassent discrètement savoir…

[1] Jean-Baptiste Du Tertre (1610-1687), Histoire generale des Isles des Christophe, de la Gvadelovpe, de la Martiniqve, et avtres dans l’Ameriqve. Où l’on verra l’establissement des Colonies Françoises, dans ces Isles ; leurs guerres Ciuiles & Estrangeres, & tout ce qui se passe dans les voyages & retours des Indes. Comme aussi plusieurs belles particularitez des Antilles de l’Amerique : Vne description generale de l’Isle de la Guadeloupe : de tous ses Mineraux, de ses Pierreries, de ses Riuieres, Fontaines & Estangs : & de toutes ses Plantes. De plus, la description de tous les Animaux de la Mer, de l’Air, & de la Terre : & un Traité fort ample des Mœurs Sauvages du pays, de l’Estat de la Colonie Françoise, & des Esclaues, tant Mores, que Sauuages. Par le R.P. Iean Baptiste du Tertre, Religieux de l’Ordre des FF. Prescheurs, du Nouiciat du Faux-bourg Sainct Germain de Paris, Missionnaire Apostolique dans l’Amerique, A Paris, Chez Iacques Langlois, Imprimeur Ordinaire du Roy, Au Mont de sainte Geneuiefve, vis-à-vis la Fontaine. Et Emmanvel Langlois, dans la grand’Salle du Palais, à la Reyne de Paix, 1654, fol. 363 et 364.